Chapitre 20

 

Les battements de son propre cœur l’assourdissant, la femme essaya de contrôler sa respiration et sa panique. Accroupie derrière le tronc d’un pin, elle se pressa contre son écorce rugueuse. Si les sœurs avaient découvert qu’elle les suivait…

Elle récita muettement une prière au Créateur pour lui demander sa protection. Puis, les yeux écarquillés, elle sonda les ténèbres.

La silhouette noire avançait en silence. Dominant son envie de crier et de fuir à toutes jambes, la femme se prépara au combat. Elle tendit ses « mains intérieures » vers la douce lumière de son Han.

La silhouette avança encore, hésitante. Un pas de plus, et la femme lui sauterait dessus. Elle devrait agir vite pour ne pas déclencher une alerte. Cela nécessiterait plusieurs Toiles, toutes lancées en même temps, mais si elle était rapide et précise, il n’y aurait pas de cri, et elle saurait à qui elle avait affaire.

La silhouette fit enfin le pas qu’elle attendait. Sortant de derrière l’arbre, la femme lança ses Toiles. Des tentacules d’air, solides comme des cordes d’amarrage, s’enroulèrent autour de son ennemi. Quand il ouvrit la bouche pour crier, elle l’obstrua avec un nœud d’air plus efficace qu’un bâillon.

Rassurée qu’aucun son ne sorte de la gorge de l’homme – car c’en était un – la femme réussit à se calmer un peu, sans pour autant relâcher sa prise sur son Han. On n’était jamais trop prudent, et il pouvait y avoir d’autres indésirables dans le coin.

La femme avança lentement vers son prisonnier. Levant une main, paume ouverte, elle invoqua une minuscule flamme – juste assez de lumière pour reconnaître son adversaire.

— Jedidiah ! souffla-t-elle.

Elle posa la main sur le cou de l’homme et sentit le contact réconfortant de son Rada Han.

— Jedidiah, tu as failli me faire mourir de peur ! (À la lueur de la petite flamme, elle vit que l’homme était aussi terrifié qu’elle.) Je vais te libérer, mais il faudra te tenir tranquille. C’est promis ?

Il hocha la tête autant que la Toile le lui permettait.

Quand les sorts furent dissipés, il soupira de soulagement.

— Sœur Margaret, j’ai failli me faire dessus…

— Désolée, Jedidiah, mais je n’en suis pas passée loin non plus…

Elle coupa le filament de Han qui alimentait la flamme et ils se laissèrent glisser sur le sol, serrés l’un contre l’autre, pour récupérer de leur frayeur. Jedidiah, plus jeune que Margaret de quelques années, était plus grand qu’elle et remarquablement beau. Douloureusement beau, aux yeux de la sœur.

Elle s’occupait de lui depuis son arrivée au palais, à l’époque où elle était une novice. Avide d’apprendre, il avait étudié sans se plaindre. Un plaisir dès le premier jour. D’autres… sujets… s’étaient révélés difficiles, mais pas Jedidiah. Il faisait tout ce qu’elle lui demandait, sans jamais poser de questions.

Certains mauvais esprits insinuaient que sa principale motivation était de plaire à Margaret. Mais personne ne pouvait nier qu’il était un étudiant d’élite et qu’il deviendrait un grand sorcier. C’était tout ce qui comptait. Ici, seul le résultat importait, pas la méthode. En récompense de son travail, Margaret avait vite été promue au rang de Sœur de la Lumière.

Ce jour-là, Jedidiah avait été encore plus fier qu’elle… Une fierté qu’elle lui rendait bien, car il était sans doute le sorcier le plus puissant présent au palais depuis des millénaires…

— Margaret, souffla-t-il, que faisais-tu dehors à cette heure ?

— Sœur Margaret ! Et tu dois me vouvoyer.

— Il n’y a personne dans le coin, dit Jedidiah en lui embrassant l’oreille.

— Arrête ça !

L’agréable picotement du baiser se propagea dans tout son corps, car il avait utilisé un rien de magie pour corser les choses. Parfois, Margaret regrettait de lui avoir appris ça. Le plus souvent, elle s’en félicitait…

— Et toi, que fiches-tu là ? demanda-t-elle. Tu n’as pas le droit de suivre une sœur hors du palais.

— Tu es sur quelque chose, je le sais, et n’essaie pas de me raconter le contraire. Une affaire dangereuse… Au début, je ne m’inquiétais pas trop, mais quand je t’ai vue te diriger vers le bois de Hagen, j’ai eu très peur. Pas question de te laisser errer dans un endroit aussi périlleux. Seule, en tout cas… Bien entendu, si je suis là pour te protéger, c’est différent.

— Me protéger ? railla Margaret. Puis-je te rappeler que je t’ai neutralisé en un clin d’œil ? Tu n’as pas pu repousser mes Toiles, et encore moins les briser. Tu as touché ton Han, je te le concède, mais de là à t’en servir… Il te reste beaucoup à apprendre pour être le genre de sorcier qui protège les autres. Mais d’abord, tu devrais réfléchir à ta propre sauvegarde !

La réprimande réduisit Jedidiah au silence. Elle détestait le rabaisser ainsi, mais si ce qu’elle soupçonnait s’avérait, c’était trop dangereux pour qu’il s’en mêle. Tout plutôt que de le voir souffrir…

Cela dit, elle venait de lui mentir. Il était déjà plus puissant que n’importe quelle sœur – quand il arrivait à s’y prendre de la bonne façon, ce qui restait relativement rare. Mais certaines de ses collègues hésitaient déjà à le pousser trop loin…

— Désolé, Margaret, souffla-t-il. J’avais peur pour toi…

Elle eut le cœur brisé en entendant le chagrin qui faisait vibrer sa voix.

— Je sais, Jedidiah, et ça me touche beaucoup. Mais cette affaire ne concerne que moi.

— Le bois de Hagen est un lieu dangereux. Il y a dans ses profondeurs des créatures qui pourraient te tuer. Je ne veux pas que tu t’y aventures !

Le bois de Hagen était effectivement peu sûr. Il en allait ainsi depuis des millénaires, et un décret du Palais ordonnait qu’on le laisse ainsi. Comme s’il avait été possible d’y changer quelque chose !

On murmurait que le bois servait de terrain d’entraînement à des sorciers d’un genre très particulier. Ceux-là n’y étaient pas envoyés, ils y allaient de leur plein gré. Parce qu’ils le désiraient… et qu’ils en avaient besoin.

Il s’agissait seulement de rumeurs. À la connaissance de Margaret, depuis quelques milliers d’années, aucun sorcier n’était allé se promener dans le bois de Hagen.

Fallait-il croire les légendes sur les anciens temps, où des sorciers hors du commun, avec des pouvoirs incroyables, se seraient baladés dans le bois ? Si oui, il convenait de ne pas perdre de vue que peu d’entre eux, selon les mêmes sources, en étaient revenus. Mais il y avait des règles, y compris dans ce lieu maudit.

— Le soleil ne s’est pas couché pendant que j’y étais, dit Margaret. Et j’y suis entrée après la tombée de la nuit. Si on ne laisse pas se coucher le soleil au-dessus de soi quand on erre dans le bois, on est sûr de pouvoir en sortir. Je n’ai pas l’intention d’y rester aussi l’aube. Donc, il n’y a pas de danger. Pour moi, en tout cas. Je veux que tu rentres au palais. Sur-le-champ !

— Qu’y a-t-il de si important dans ce bois ? Pourquoi prends-tu ce risque ? J’attends une réponse, Margaret. Sincère, bien sûr. Tu es en danger et je ne céderai pas. Pour une fois…

Margaret joua avec la superbe fleur en or qu’elle gardait en permanence autour du cou, accrochée à une chaîne. Jedidiah l’avait faite lui-même – de ses mains, pas en utilisant la magie. C’était une belle-de-jour, symbole de l’éveil du don chez lui, un pouvoir qu’elle avait grandement contribué à épanouir. Et ce bijou comptait plus à ses yeux que tout ce qu’elle avait jamais possédé…

— D’accord, Jedidiah, je te répondrai… Mais je ne peux pas tout te dire. En savoir trop long serait dangereux pour toi.

— De quoi parles-tu ? Et d’ailleurs…

— Écoute-moi en silence, sinon, je te forcerai à partir. Et tu sais que j’en suis capable.

Jedidiah porta une main à son Rada’Han.

— Margaret, tu ne ferais pas ça ! Pas depuis que nous…

— Silence ! (Il se tut. Margaret attendit un moment pour être sûre qu’il avait bien compris la règle du jeu.) Depuis quelque temps, je soupçonne que les sujets qui ont disparu, ou qui sont morts, n’ont pas été victimes d’accidents. Bref, je crois qu’on les a assassinés !

— Quoi !

— Ne parle pas si fort ! souffla Margaret, agacée. Tu veux nous faire tuer aussi ? (Il ne répondit pas, penaud.) Je crois que d’affreuses choses se passent dans le Palais des Prophètes. Certaines sœurs ont commis des meurtres.

— Des meurtres ? Les sœurs ? Margaret, tu dois avoir perdu la tête. C’est impossible !

— Je ne suis pas folle, crois-moi… Mais tout le monde le penserait si je disais ça à haute voix. Il faut que je trouve des preuves.

Jedidiah réfléchit quelques instants.

— Je te connais mieux que personne, et si tu penses que c’est vrai, je suis prêt à te croire. Je t’aiderai. Nous pourrons peut-être exhumer les cadavres, prouver que leur mort n’est pas accidentelle, ou dénicher des témoins. Par exemple en interrogeant les domestiques. J’en connais certains qui…

— Jedidiah, je ne t’ai pas encore dit le pire.

— Que peut-il y avoir de plus grave ?

Margaret caressa la fleur d’or du bout de l’index et baissa encore la voix.

— Il y a des Sœurs de l’Obscurité au palais.

Même sans le voir, elle devina que son compagnon en avait la chair de poule.

— Margaret… Des Sœurs de… C’est impossible ! Elles n’existent pas. C’est une légende…

— Non ! Et il y en a au palais !

— Je t’en prie, cesse de dire ça. En lançant des accusations pareilles, tu risques d’être condamnée à mort si tu ne parviens pas à les prouver. Et tu n’y arriveras pas, parce qu’il n’existe pas de Sœurs de…

Il ne pouvait pas prononcer ce nom à voix haute. L’idée seule le terrorisait. Margaret avait éprouvé la même angoisse jusqu’à ce qu’elle ait découvert des éléments lui interdisant de fermer les yeux. Mais elle regrettait d’être allée voir le Prophète cette nuit-là – ou en tout cas de l’avoir écouté.

La Dame Abbesse avait été furieuse qu’elle refuse de transmettre le message du Prophète à une de ses assistantes. Quand elle lui avait enfin accordé une audience, elle s’était contentée de la foudroyer du regard avant de demander ce qu’était le « caillou dans la mare ». Évidemment, Margaret n’en savait rien. Sa supérieure l’avait sévèrement réprimandée.

Avait-on idée de la déranger à cause des délires de Nathan ?

Quand le Prophète avait prétendu ne pas se souvenir du fameux message, Margaret l’aurait bien étranglé de ses propres mains.

— Jedidiah, j’aimerais que tu aies raison, et que les Sœurs de l’Obscurité n’existent pas. Hélas, elles sont bien réelles, et il y en a au palais. C’est pour rassembler des preuves que je suis sortie.

— Qui sont les traîtresses ? En as-tu démasqué ?

— Quelques-unes, oui…

— Dis-moi leurs noms !

— Pas question ! Si tu es au courant, et que tu commets la moindre erreur, tu ne pourras pas te défendre. Si j’ai raison, elles te tueront pour te réduire au silence. Je ne veux pas qu’il t’arrive du mal. Tu ne sauras rien de plus tant que je ne pourrai pas aller voir la Dame Abbesse avec des preuves.

— Comment sais-tu que ce sont des Sœurs de… Et quelles preuves espères-tu trouver ?

— Une des sœurs détient un artefact. Un objet lié à la magie noire. Une statuette, pour être précise. Je l’ai remarqué un jour dans le fatras d’objets antiques qu’elle garde dans son bureau. Comme le reste, elle était couverte de poussière. Un jour, après la mort d’un des garçons, je suis allée la voir pour discuter du rapport à rédiger. La statuette était à demi dissimulée par un livre, et il n’y avait plus un grain de poussière dessus !

— C’est ça, ton enquête ? Une sœur époussette un objet, et tu…

— Non ! Personne ne sait ce qu’est cette statuette. Moi, j’ai fait des recherches et j’ai découvert la réponse.

— Comment ?

Elle se souvint de sa visite à Nathan et de sa promesse : ne jamais dire qui lui avait appris la vérité.

— Ça ne te regarde pas.

— Margaret, comment peux-tu…

— N’insiste pas ! De toute façon, ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est la nature de cet objet. Il représente un homme qui tient un cristal. Un quillion, pour être précise.

— Un quoi ?

— Une pierre magique très rare qui peut vider un sorcier de son pouvoir.

De surprise, Jedidiah en resta muet quelques instants.

— Comment sais-tu qu’il s’agit d’un quillion ? Si c’est une pierre rare, tu n’as aucun moyen de la reconnaître. Ce cristal peut être une imitation, rien de plus…

— Je sais que non, parce qu’il a été utilisé ! Quand le cristal a servi à voler sa magie à un sorcier, il devient orange à cause du Han qu’il contient. Une fraction de seconde, en sortant du bureau de cette sœur, j’ai aperçu la statue, toute propre, et le cristal avait changé de couleur. Hélas, c’était avant que j’apprenne ce que ça voulait dire. Après, j’ai voulu subtiliser la statue, pour la montrer à la Dame Abbesse, mais elle ne brillait plus.

— Ce qui signifie… ?

— Que le pouvoir du sorcier a été transféré à une autre personne ! Le quillion est un réceptacle provisoire. Jedidiah, je pense que certaines sœurs tuent nos élèves pour leur voler leur don. Elles absorbent leur pouvoir, si tu préfères.

— En plus de leur puissance, elles s’approprient le don de sorciers ?

— Oui. Ça les rend plus dangereuses que nous pouvons l’imaginer… Être condamnée à mort pour de fausses accusations m’inquiète moins que de tomber entre les mains de ces sœurs. Si ce que je soupçonne est vrai, comment les arrêter ? Personne ne sera assez fort… Comprends-tu pourquoi j’ai besoin de preuves ? La Dame Abbesse saura peut-être quoi faire. Moi, je n’en ai pas la moindre idée. (Elle marqua une pause.) J’ignore même comment elles peuvent absorber le Han d’un homme. Ça ne doit pas être si simple, sinon elles le feraient au moment où elles tuent le sorcier. Mais voler un Han masculin… Non, vraiment, je ne vois pas comment elles réussissent ça.

— Je me demande toujours ce que tu fiches dehors…

Bien qu’il ne fit pas froid, Margaret frissonna.

— Tu te souviens du jour où Sam Weber et Neville Ranson, après avoir réussi toutes leurs épreuves, devaient être libérés de leurs colliers ? Le jour où ils auraient dû quitter le palais ?

— Oui. J’étais déçu, parce que Sam avait promis de passer me dire au revoir. Et me montrer son cou, sans Rada’Han ! Je voulais lui souhaiter bonne chance, à présent qu’il était un vrai sorcier, mais il n’est pas venu. On ma dit qu’il avait filé dans la nuit, pour éviter les adieux larmoyants. Mais c’était mon ami… Un guérisseur et un homme adorable ! Partir comme ça ne lui ressemble pas…

— Elles l’ont tué…, souffla Margaret.

— Quoi ? Par le Créateur, ce n’est pas possible ! Tu es sûre ?

Margaret posa une main sur l’épaule de son compagnon,

— Le lendemain de son « départ précipité », j’ai eu des soupçons. J’ai voulu aller voir si le quillion brillait de nouveau, mais la porte du bureau était scellée magiquement.

— Ça ne prouve rien. Les sœurs font assez souvent ça. Toi-même, tu n’hésites pas quand tu ne veux pas être dérangée. Par exemple, lorsque nous sommes ensemble…

— Je sais… Comme je tenais à voir le quillion, j’ai attendu, tapie dans le couloir, que la sœur retourne dans son bureau. J’ai quitté ma cachette de façon à passer devant le bureau au moment où elle entrait. Juste avant qu’elle referme la porte, j’ai aperçu la statue, sur l’étagère. Le cristal émettait une lueur orange. Je suis navrée pour ton ami, Jedidiah.

— De quelle sœur s’agit-il ? grogna l’homme, furieux.

— Je ne te le dirai pas, c’est trop dangereux ! Mais la Dame Abbesse aura bientôt assez de preuves pour frapper.

— Si c’est vraiment un quillion, susceptible de la démasquer, pourquoi ne le cache-t-elle pas mieux ?

— Parce qu’elle pense que personne ne sait de quoi il s’agit. Trop sûre d’elle, elle ne prend pas assez de précautions…

— Alors, rentrons au palais, forçons sa porte et apportons cet artefact à la Dame Abbesse. Je peux briser les protections magiques de cette sœur…

— J’avais l’intention de le faire… Je suis retournée devant le bureau ce soir, et la porte n’était plus protégée. Je suis entrée pour voler la statuette, mais elle avait disparu. Après, j’ai vu cette femme quitter le palais avec d’autres sœurs. Bien entendu, je les ai suivies…

» Si je peux voler le quillion alors qu’il brille encore, j’aurai la preuve qu’il me faut, et elles ne déroberont plus le pouvoir de personne. Jedidiah, elles tuent des gens. C’est déjà terrible, mais leur raison d’agir ainsi me terrorise encore plus.

— Je comprends ta réaction. Mais je viens avec toi.

— Pas question !

— Margaret, je t’aime. Si tu m’envoies me morfondre seul au palais, je ne te le pardonnerai jamais. Alors, j’irai voir la Dame Abbesse et je lancerai les accusations à ta place. Tant pis si ça me vaut une condamnation à mort ! Malgré tout, ça éveillera des soupçons, et ce sera ma seule façon de t’aider. Donc le marché est simple : je t’accompagne, ou je file chez la Dame Abbesse. Et ce n’est pas du bluff !

Margaret n’en doutait pas. Comme tous les puissants sorciers, Jedidiah ne parlait jamais à la légère, s’agenouillant, elle passa un bras autour du cou de l’homme.

— Je t’aime aussi…

Ils s’embrassèrent passionnément. Jedidiah glissa une main sous la robe de Margaret et l’attira vers lui. Le contact de sa peau contre la sienne lui arracha un gémissement de plaisir. Il lui baisa le cou et les oreilles, la magie augmentant la délicieuse sensation. Puis il glissa un genou entre les jambes de la sœur, s’ouvrant le chemin de son intimité.

Elle poussa un petit cri.

— Viens avec moi au palais…, murmura-t-il. Tu scelleras ta chambre et je te ferai hurler de bonheur. Ce n’est pas gênant, puisque personne ne t’entendra, grâce aux Toiles.

Margaret le repoussa et tira sa main de sous sa robe. Il minait sa résistance, et l’arrêter lui coûta un gros effort. Pour l’éloigner du danger, Jedidiah la séduisait sans hésiter à recourir à sa magie. Dans quelques secondes, elle ne serait plus capable de se défendre.

— Jedidiah, souffla-t-elle, haletante, ne m’oblige pas à utiliser le Rada’Han pour te contraindre. L’enjeu est trop élevé. Des vies sont menacées.

Il tenta encore de la toucher, mais elle lui immobilisa les poignets avec une corde de pouvoir.

— Je sais, Margaret. Et la tienne est du nombre… Je ne veux pas qu’il t’arrive de mal. Tu es ce que j’ai de plus précieux au monde.

— Jedidiah, c’est plus important que ma vie ! L’univers entier est concerné. Je crois que la menace vient de Celui Qui N’A Pas De Nom.

— Tu ne parles pas sérieusement ?

— Pourquoi les sœurs voudraient-elles s’approprier ce pouvoir ? À quoi leur servirait-il ? Et pourquoi iraient-elles jusqu’à tuer ? Tu sais bien qui servent les sœurs de l’Obscurité…

— Cher Créateur ; murmura Jedidiah, faites qu’elle se trompe. (Il prit Margaret par les épaules.) Qui d’autre sait tout cela ? À qui en as-tu parlé ?

— Tu es le seul… J’ai identifié quatre, peut-être cinq, Sœurs de l’Obscurité. Il y en a sûrement d’autres, et je ne les connais pas. À qui me fier ? J’en ai suivi au moins onze ce soir, mais elles sont sûrement plus nombreuses.

— Et la Dame Abbesse ? As-tu pensé qu’elle pourrait être dans leur camp ? Es-tu sûre d’elle ?

— Non, mais c’est ma seule chance. Je ne vois pas qui d’autre pourrait m’aider. (Elle caressa la joue de son compagnon.) Jedidiah, je t’en prie, retourne au palais. Si quelque chose m’arrivait, tu pourrais agir à ma place. Prendre le relais…

— Je ne te laisserai pas ! Force-moi à rentrer… et j’irai voir la Dame Abbesse. Je t’aime et je préfère mourir que vivre sans toi.

— D’autres existences sont en jeu…

— Je m’en fiche ! Ne me demande pas de te laisser seule face au danger.

— Parfois, tu es exaspérant, mon amour. Jedidiah, si nous sommes pris…

— J’accepte de courir le risque, puisque nous serons ensemble !

— Alors, veux-tu m’épouser ? Nous en avons si souvent parlé… Si je dois mourir ce soir, je voudrais être ta femme d’abord.

Jedidiah attira Margaret vers lui et lui souffla à l’oreille :

— Je serais l’homme le plus heureux du monde, tu le sais bien… Mais comment nous unir ce soir ?

— Nous dirons les mots nous-mêmes. Notre amour, voilà ce qui compte, pas les règles des hommes. Les paroles qui sortiront de nos cœurs nous uniront plus profondément qu’une cérémonie…

— C’est le plus beau jour de ma vie, dit Jedidiah en prenant les mains de sa bien-aimée. Moi, Jedidiah, je jure d’être ton compagnon dans la vie comme dans la mort. Je t’offre mon amour et mon éternelle dévotion. Puissions-nous être unis à la Face du Créateur, et dans Son cœur, comme dans les nôtres.

Des larmes roulant sur ses joues, Margaret répéta les phrases rituelles. Elle n’avait jamais été si effrayée et heureuse de sa vie. Elle avait tant besoin de cet homme que cela la faisait trembler.

Quand ils eurent échangé leurs vœux, ils s’embrassèrent. Le baiser le plus tendre que Jedidiah lui eût jamais donné. Lorsqu’ils se séparèrent, Margaret eut le sentiment que son âme se déchirait en deux…

— Je t’aime, mon époux, souffla-t-elle.

— Je t’aime aussi, mon épouse, maintenant et à jamais…

Margaret sourit. Bien qu’elle ne le voie pas dans le noir, elle devina que Jedidiah rayonnait aussi.

— Partons à la recherche de preuves, dit-elle. Mettons fin aux agissements des sœurs de l’Obscurité. Le Créateur sera fier de Sa servante… et d’un futur grand sorcier.

— Jure-moi de ne rien tenter d’imprudent, implora Jedidiah. Et surtout, promets de ne pas te faire tuer ! J’ai envie de passer un moment au lit avec toi, pas dans le bois de Hagen…

— Je veux découvrir ce qu’elles préparent, pour transmettre un rapport crédible à la Dame Abbesse. Mais je sais qu’elles sont plus puissantes que moi, sans parler de l’avantage du nombre. Et si ce sont vraiment des Sœurs de l’Obscurité, elles contrôlent la Magie Soustractive. Contre elle, nous sommes sans défense… J’ignore comment nous réussirons à leur prendre le quillion. Mais nous improviserons. Si nous sommes attentifs, et si nous nous laissons guider par le Créateur, Il nous aidera. Mais je n’ai pas l’intention de prendre plus de risques que nécessaire. Il ne faut pas quelles nous surprennent.

— Très bien… C’est comme ça que je vois les choses…

— Jedidiah, n’oublie quand même pas que je suis une Sœur de la Lumière. Devant le Créateur – et tous Ses enfants – j’ai des responsabilités. Bien que nous soyons désormais mari et femme, te former fait toujours partie de mes devoirs. Sur ce point, nous ne sommes pas égaux. C’est moi qui commande, et je t’interdirai de venir si tu ne le reconnais pas. À ce jour, tu n’es pas encore un sorcier à part entière. Si j’ordonne, tu devras obéir. Et je domine mieux mon Han que toi…

— Je sais, Margaret. Si j’ai désiré t’épouser, entre autres raisons, c’est parce que je te respecte. Je ne voudrais pas d’une femme faible ! Tu m’as toujours guidé, et ce n’est pas près de changer. Tout ce que j’ai, je te le dois. Alors, je te suivrai toujours aveuglément.

La sœur sourit et secoua la tête.

— Tu es un spécimen rare, mon époux. Et précieux. Tu deviendras un sorcier extraordinaire. Je ne te l’ai jamais dit, pour que ça ne te monte pas à la tête, mais certaines sœurs pensent que tu seras le sorcier le plus puissant qu’on ait vu depuis des millénaires.

Jedidiah ne dit rien. Pourtant, même sans le voir, Margaret aurait juré qu’il rougissait.

— Mon amour, être le meilleur à tes yeux suffit à me remplir de fierté.

La sœur l’embrassa sur la joue et lui prit la main.

— À présent, allons nous occuper de nos ennemies.

— Comment les retrouver ? Il fait si noir dans le bois…

— J’ai utilisé un truc que m’a appris ma mère. Tu es le premier à qui j’en parle… Quand je les ai vues sortir du palais, j’ai invoqué une petite « flaque » de mon Han, et je l’ai placée sur leur chemin. Elles ont marché dedans. Du coup, elles laissent une piste que je suis la seule à voir. Leurs « empreintes » me crèvent les yeux, même en pleine nuit, et personne d’autre ne les remarque.

— Il faudra que tu m’apprennes cette ruse…

— Un jour, c’est promis… Viens, maintenant.

Margaret prit Jedidiah par la main et suivit la trace brillante – pour elle ! – qui s’enfonçait dans le bois. Autour d’eux, des oiseaux nocturnes poussaient leurs cris de chasse, des hiboux ululaient et une kyrielle d’autres créatures se préparaient à attaquer leurs proies, ou à fuir le danger. Le terrain était accidenté, mais les empreintes lumineuses l’aidaient à s’y frayer un chemin.

L’humidité de l’air faisait transpirer Margaret, collant sa robe humide à sa peau. De retour dans ses appartements, elle scellerait sa porte et prendrait un bain. Un très long bain, avec Jedidiah… Il utiliserait sa magie sur elle… et elle lui rendrait volontiers la pareille.

Ils avancèrent dans le bois de Hagen, bien plus loin qu’elle ne l’avait jamais osé. La piste les conduisit jusqu’à une série d’arêtes rocheuses où la végétation se raréfiait soudain.

Margaret s’immobilisa et sonda les environs. Dans le lointain, elle voyait danser les lumières de Tanimura. Baignés de rayons de lune, les contours imposants du Palais des Prophètes dominaient la cité.

La sœur aurait donné cher pour rentrer chez elle, mais sa mission n’était pas de celles qu’on peut abandonner en cours de route. Personne d’autre ne pouvait s’en charger, et la survie du monde dépendait de son issue. Le Créateur comptait sur Margaret ! Pourtant, elle aurait adoré être ailleurs…

Chez elle… Mais le Palais, s’il s’agissait vraiment de Sœurs de l’Obscurité, n’était pas un endroit plus sûr que le bois de Hagen. Même avec tout ce qu’elle avait découvert, cette idée restait difficile à accepter. La Dame Abbesse aurait aussi du mal à y croire, mais il le faudrait bien, car elle était son seul recours. Toutes les autres sœurs étaient suspectes, et Nathan lui avait recommandé de ne se fier à personne.

Même si elle aurait préféré que Jedidiah soit en sécurité, l’avoir à ses côtés la rassurait. Il ne pourrait rien pour l’aider, mais pouvoir se confier à lui, c’était déjà beaucoup. Son mari… Margaret sourit à cette pensée. S’il lui arrivait quelque chose, elle ne se le pardonnerait jamais.

Le sol s’inclina. Par une trouée, dans les arbres, elle vit qu’ils descendaient dans un ravin assez profond. Ses parois étant très pentues, ils durent avancer prudemment pour ne pas faire rouler des cailloux jusqu’en bas. Quand une pierre menaça quand même de dégringoler, elle la retint avec une petite masse d’air et soupira de soulagement.

Jedidiah suivait son épouse, ombre silencieuse et réconfortante. Arrivés au pied de la pente, ils s’enfoncèrent de nouveau dans des bois aussi sombres et denses que les précédents.

Charriés par un vent aux relents fétides, des échos d’incantations montèrent à leurs oreilles. Même si elle ne comprit pas les paroles de cette litanie, Margaret fut révulsée par leurs accents gutturaux et leur rythme obsessionnel.

— Margaret, je t’en prie, dit Jedidiah en la prenant par le bras. Rebroussons chemin avant qu’il soit trop tard. J’ai peur…

— Jedidiah ! s’écria la sœur en le prenant par son collier. Ce que nous faisons est important ! Je suis une Sœur de la Lumière et toi un futur sorcier. Crois-tu que je t’ai formé pour que tu amuses la populace, sur les marchés, avec des tours à trois ronds ? Histoire qu’on te jette quelques pièces, peut-être… Nous sommes au service du Créateur. Il nous a conféré des pouvoirs pour que nous aidions les autres. L’humanité est en danger. Comporte-toi comme un sorcier digne de ce nom.

— Je suis navré, dit Jedidiah en relâchant sa prise. Tu as raison. Pardonne-moi… Je ferai ce qui doit être fait, c’est promis.

— J’ai peur aussi, avoua Margaret, sa colère envolée. Touche ton Han, serre-le bien, mais pas trop fort quand même. Pour pouvoir le libérer en un clin d’œil, comme je te l’ai appris. S’il se passe quelque chose, ne te retiens pas. Ne crains pas de blesser trop gravement nos ennemies. Si tu dois utiliser ton don, fais-le à pleine puissance. Garde la tête froide, et tu sauras te défendre. Tu en es capable, je le sais. Aie foi en ce que nous t’avons appris, et en ce que le Créateur ta donné. Il ne t’a pas choisi par hasard. Ce soir, c’est peut-être ta destinée qui s’accomplira…

Jedidiah hocha gravement la tête. Margaret se retourna et continua à suivre sa piste lumineuse. Ils approchaient du lieu où se déroulait une sinistre cérémonie. Margaret reconnut bientôt les voix de certaines sœurs…

Cher Créateur, implora-t-elle, donnez-moi la force d’agir courageusement en Votre nom. Donnez-la aussi à Jedidiah, pour que nous puissions Vous servir ensemble et aider nos frères humains.

Une lumière vacillante apparut entre les feuillages. Avançant sur la pointe des pieds, parfaitement silencieux grâce à un tapis d’aiguilles de pin, Margaret et son compagnon furent bientôt à la lisière d’une grande clairière. Cachés derrière un énorme tronc, ils découvrirent un spectacle stupéfiant.

Une centaine de bougies, disposées en rond sur le sol, formaient une sorte de clôture – ou de frontière – qui isolait ce lieu du reste de la forêt. Au milieu de l’espace ainsi délimité trônait un grand cercle de sable blanc brillant. Bien qu’elle n’en eût jamais vu, Margaret reconnut du sable de sorcier. Elle avait lu assez de descriptions pour être sûre de ne pas se tromper.

Des symboles étaient dessinés dans le sable. Là encore, le souvenir d’une ancienne lecture aida la sœur à reconnaître des runes liées au royaume des morts.

Onze sœurs étaient assises devant le cercle, face à Margaret et Jedidiah. Elles portaient des cagoules, avec deux fentes pour les yeux, et psalmodiaient à l’unisson. Leurs ombres se projetaient jusqu’au centre du cercle de sable, où gisait une femme nue, à l’exception de sa cagoule. Étendue sur le dos, les bras croisés sur les seins, elle gardait les jambes serrées.

Douze… Avec celle-là, ça faisait douze sœurs renégates.

Au bout du cercle, Margaret aperçut une grande silhouette sombre. Le dos voûté et la tête inclinée, elle ne portait pas de cagoule et semblait volontairement assise au point de convergence d’un entrelacs de lignes tracées dans le sable.

Ce n’était pas une sœur… Captant un reflet orange, Margaret vit que la statuette au quillion reposait sur ses genoux.

Après de longues minutes d’incantation, la sœur assise près de l’inconnu se leva. Toutes les autres se taisant, elle débita un discours haché dans une langue inconnue de Margaret. Puis elle tendit les mains et des particules étincelantes en jaillirent pour aller survoler la femme nue. Quand elles s’embrasèrent, illuminant la scène, les autres sœurs entonnèrent une nouvelle litanie. Margaret et Jedidiah s’entre-regardèrent. Chacun lut de l’incrédulité et de l’angoisse dans les yeux de l’autre.

La sœur qui s’était mise debout leva les bras et éructa de nouveau une suite de mots étranges. Puis elle approcha de la femme nue, tendit les mains, et embrasa une nouvelle fois les particules de poussière. Cette fois, le quillion réagit en brillant plus intensément.

L’inconnu leva lentement la tête. Margaret dut s’empêcher de crier quand elle aperçut le faciès de cette… bête… à la gueule garnie de crocs.

La sœur qui officiait sortit de son manteau un goupillon d’argent délicatement forgé et le secoua frénétiquement, aspergeant de gouttes d’eau femme qui gisait à ses pieds.

Le quillion brilla de plus en plus fort, puis reprit lentement sa couleur d’origine. Les yeux sombres de la bête se posèrent alors sur la femme nue. Soudain, ils émirent la lueur orange qu’avait cessé de diffuser le quillion comme si une sorte de transfert venait d’avoir lieu.

Deux autres sœurs se levèrent et vinrent flanquer la première.

Celle-ci s’agenouilla et baissa les yeux sur la femme nue.

— Le moment est venu, si tu es sûre de toi… Tu sais ce qui t’attend, et que nous avons toutes connu. Tu es la dernière à qui le don sera offert. L’acceptes-tu ?

— Oui ! J’y ai droit. Il m’appartient et je le veux !

Margaret crut reconnaître les voix de ces deux femmes, mais c’était difficile à dire, à cause des cagoules.

— Alors, il sera à toi, ma sœur. (Les deux autres femmes s’agenouillèrent près de l’officiante, qui sortit un morceau de tissu de son manteau et l’enroula comme un torchon.) Pour obtenir le don, tu devras subir l’épreuve de la douleur. Notre magie ne pourra pas t’atteindre pendant son déroulement, mais nous t’aiderons de notre mieux.

— Je suis prête à tout. Ce qui m’appartient doit me revenir sans plus attendre !

La femme nue tendit les bras. Les deux assistantes se penchèrent en avant, pesant de tout leur poids sur ses poignets.

L’officiante glissa le morceau de tissu sous la cagoule de la femme.

— Ouvre la bouche et mords aussi fort que tu peux. Maintenant, écarte les jambes. Surtout, garde-les ouvertes ! Si tu tentes de les refermer, cela sera tenu pour un refus et tu n’auras jamais de seconde chance !

La respiration de la femme s’accéléra tandis qu’elle écartait lentement les cuisses.

La bête grogna d’anticipation.

Margaret enfonça ses ongles dans l’avant-bras de Jedidiah.

La bête se dépila, révélant qu’elle était beaucoup plus grosse que Margaret l’avait cru. De forme humaine, la poitrine et les bras puissamment musclés, elle était couverte de poils de la hanche aux chevilles.

La tête de l’être, elle, n’avait rien d’humain. Un faciès de cauchemar tordu par la haine…

Une langue longue et fine darda entre ses crocs, goûtant l’air. Ses yeux toujours brillants de la lueur volée au quillion, le monstre rampa vers le centre du cercle.

Alors, Margaret le reconnut ! Dans le livre où elle avait vu les runes dessinées dans le sable, on trouvait aussi une image de cette créature.

C’était un naimble ! Un des sbires de Celui Qui N’A Pas De Nom.

Créateur vénéré, protège-nous !

Grognant de plus en plus fort, le naimble rampa vers le sable comme un chat certain que sa proie ne lui échappera pas. Il s’insinua entre les cuisses de la femme, dont le regard fixe trahissait une terreur indicible.

Le monstre renifla l’entrejambe offert à sa luxure et sa langue se tendit pour avoir un avant-goût des délices qui lui étaient promis. La femme gémit à travers le tissu qu’elle mordait, mais parvint à garder les jambes écartées. Ses yeux refusaient toujours de se poser sur le monstre…

Les sœurs encore assises entonnèrent un chant rythmé.

Le naimble lécha de nouveau sa proie en grognant. Des cris lui échappant malgré son bâillon, la femme transpirait désormais à grosses gouttes.

Mais elle ne referma pas les cuisses.

Le naimble se dressa sur les genoux et lança un cri rauque en direction du ciel obscur. Son énorme phallus pointu et fourchu se découpa clairement à la lueur des bougies. On eût dit une arme plutôt qu’un sexe…

Les muscles bougeant sous sa peau tendue, le monstre saisit les hanches de la femme et se laissa tomber sur elle alors que son ignoble langue explorait sa poitrine et sa gorge.

Quand les hanches du naimble se soulevèrent, la femme ferma les yeux et gémit sous la main de l’officiante, qui tenait toujours le morceau de tissu. D’une brusque poussée, le monstre la pénétra, lui arrachant un cri qui couvrit la litanie des Sœurs de l’Obscurité. Le premier d’une atroce série, chacun ponctuant un coup de boutoir de la bête.

Margaret dut se forcer à respirer, le souffle coupé par ce qu’elle voyait. Elle détestait ces femmes qui s’étaient livrées corps et âme au mal ultime. Mais elles restaient ses sœurs et en voir une souffrir ainsi la révulsait. En larmes, elle saisit sa belle-de-jour dans une main et serra le bras de Jedidiah de l’autre.

Le monstre besognait toujours sa proie, immobilisée par les trois officiantes.

— Si tu veux le don, dit celle qui tenait le bâillon, tu dois l’encourager à te le donner. Il ne le lâchera pas si tu ne le lui arraches pas ! Comprends-tu ? Tu dois le lui prendre !

Les yeux toujours fermés, la femme hocha la tête.

L’officiante écarta le morceau de tissu.

— Il est à toi, à présent. Prends le don, si tu le désires.

Les deux autres sœurs lâchèrent les bras de la candidate et retournèrent s’asseoir près des autres pour chanter avec elles. Cette fois, la victime consentante du naimble poussa un hurlement qui glaça le sang de Margaret.

Enlaçant le monstre, la femme ondula à l’unisson avec lui, ses cris mourant tant l’effort lui coupait le souffle.

Margaret ne put en supporter davantage. Elle ferma les yeux et ravala les cris qui menaçaient de monter de sa propre gorge. Mais même ainsi, la paupières baissées, elle ne se sentit pas mieux. Car elle entendait toujours !

Créateur bien-aimé, je T’en prie, fais que cela s’arrête !

Son vœu fut exaucé. Sur un dernier grognement, le naimble s’immobilisa et tous ses muscles se détendirent. Quand Margaret rouvrit les yeux, elle vit que sa « partenaire » luttait pour respirer sous sa masse inerte.

Avec une force que nul ne lui aurait soupçonnée, elle parvint à l’écarter d’elle. Encore haletant, il rampa jusqu’au cercle de Sœurs de l’Obscurité et reprit sa place, recroquevillé comme au début de la cérémonie.

Les sœurs ne chantaient plus. Toujours étendue sur le sable, le corps luisant de sueur, leur nouvelle compagne reprenait des forces.

Quand elle se leva enfin, une traînée de sang noir coula lentement le long de ses jambes. Avec un calme et une froide lucidité qui firent frissonner Margaret, elle se tourna vers l’arbre où Jedidiah et elle se cachaient et retira sa cagoule.

La lueur orange qui brillait dans ses yeux s’effaça, leur restituant leur couleur originale : bleu pâle avec des taches de violet. Un regard que Margaret connaissait si bien…

— Sœur Margaret, lança-t-elle, moqueuse, avez-vous apprécié le spectacle ? Je savais que ça vous plairait…

Les yeux écarquillés, Margaret sortit lentement de sa cachette. Comme pour l’accueillir, la sœur qui s’était chargée du morceau de tissu se leva et retira sa cagoule.

— Très chère Margaret, c’est si gentil de vous intéresser à nos activités… Mais je ne vous aurais pas crue aussi stupide ! Comme si je vous avais laissé apercevoir le quillion, dans mon bureau, par imprudence ! Avez-vous pensé que je ne me doutais de rien ? je devais savoir qui fouinait dans nos affaires. Le quillion était un premier test, mais j’ai vraiment compris quand vous nous avez suivies. Ma pauvre amie, nous jugez-vous idiotes au point de ne pas avoir vu votre flaque de Han ? Nous avons marché dedans pour vous piéger. Pas de chance !

Margaret serrait toujours sa fleur d’or et s’enfonçait en même temps la ongles dans la paume. Comment avaient-elles pu répéter sa flaque de Han ? Elle avait sous-estimé ces femmes, et ça allait lui coûter la vie.

Mais seulement la mienne, Créateur bien-aimé. Seulement la mienne !

— Jedidiah, souffla-t-elle, enfuis-toi ! J’essaierai de les retenir assez longtemps pour que tu sois en sécurité. Adieu, mon amour ! Cours, maintenant !

— Ce ne sera pas nécessaire, mon amour, dit Jedidiah en refermant des doigts d’acier sur le bras de Margaret. J’ai tenté de te sauver, mais tu n’as rien voulu entendre. (Il tourna la tête vers l’officiante, qui attendait, impossible) Si je parviens à lui arracher sa parole d’honneur qu’elle ne dira rien, pour, nous simplement… (Le regard de la sœur le dissuada d’aller plus loin dans cette voie.) Non, c’est impossible, bien entendu.

Il poussa Margaret dans la clairière. Elle tituba jusqu’au bord du cercle de bougies, l’esprit vide, incapable d’articuler un mot.

— A-t-elle parlé à quelqu’un d’autre que toi ? demanda l’officiante à Jedidiah.

— Non. Elle voulait avoir des preuves avant de donner l’alarme. (Il regarda Margaret.) N’est-ce pas, mon amour ?

Jedidiah secoua de nouveau la tête, un petit sourire sur les lèvres. Pensant qu’elle les avait embrassées, Margaret eut la nausée. Une pire imbécile s’était-elle jamais dressée devant les yeux du Créateur ?

— Quel gâchis…, souffla Jedidiah.

— Tu as très bien travaillé, le félicita l’officiante. Bien entendu, tu seras récompensé. Quant à vous, ma pauvre Margaret… Dès demain, Jedidiah racontera une bien triste histoire. Après avoir supporté les assiduités d’une femme plus âgée que lui, las de tenter de lui échapper, il lui a finalement signifié son refus définitif. Folle d’humiliation, la malheureuse s’est enfuie du palais… Si on vous recherche, chère Margaret, et qu’on trouve vos restes, tout le monde pensera que vous avez mis fin à vos jours, vous jugeant indigne d’être une Sœur de la Lumière après de pareils errements…

— Laissez-moi m’occuper d’elle, dit la femme aux yeux bleus tachés de violet. Je veux essayer mon nouveau pouvoir…

Margaret se pétrifia sous ce regard meurtrier. La main toujours fermée sur sa belle-de-jour, elle sentait son cœur et ses entrailles se déchirer à l’idée que Jedidiah l’avait trahie.

Dire qu’elle avait imploré le Créateur de donner à ce monstre la force d’aider les autres ! Il avait exaucé sa prière, aussi stupide qu’elle ait été…

L’officiante fit signe qu’elle accédait à la demande de la femme aux yeux bleus.

À cet instant, l’esprit de Margaret consentit à sortir de sa torpeur. Elle devait fuir ! se dit-elle enfin. Et il n’y avait qu’un moyen d’y parvenir. Avec un abandon favorisé par la panique, elle laissa son Han jaillir de tous les pores de sa peau et ériger autour d’elle un bouclier d’air, le plus puissant dont elle disposât. Le nourrissant de sa souffrance et de sa haine, elle le rendit plus dur que l’acier. Impénétrable !

La femme aux yeux bleus sourit.

— De l’air, n’est-ce pas ? Grâce au don, je le vois, à présent. Margaret, voulez- vous savoir ce que je peux faire avec l’air ? Ce que le don peut faire, plutôt ?

— Le pouvoir du Créateur me protégera…

— Vous croyez ? Laissez-moi vous montrer à quel point votre maudit Créateur est faible !

La femme leva les mains. Margaret s’attendit à ce qu’elle lance une boule de Feu de Sorcier. Mais elle se trompait. L’attaque vint sous la forme d’une balle d’air, si dense qu’elle put la voir voler vers elle. En rugissant, elle traversa son bouclier comme s’il avait été en papier.

Cela aurait dû être impossible. Un projectile d’air, en principe, ne pouvait pas briser un bouclier aussi solide. Mais son adversaire n’était plus une simple sœur. Elle détenait le don volé à un sorcier !

Soudain, Margaret s’aperçut qu’elle gisait sur le dos, les yeux tournés vers les magnifiques étoiles que le Créateur avait semées dans le ciel.

Et elle ne pouvait plus respirer !

Étrangement, elle ne se souvenait pas d’avoir été touchée par le projectile. Mais elle se rappelait le choc qui avait vidé ses poumons de leur air. Transie de froid, elle sentait quelque chose de chaud et d’humide sur son visage. Un contact réconfortant…

Ses jambes refusaient de bouger, aussi violemment qu’elle essayât. Au prix d’un effort surhumain, elle réussit à relever la tête. Les Sœurs de l’Obscurité n’avaient pas bougé. Pourtant, elles semblaient plus loin qu’avant. Toutes la regardaient…

Margaret baissa les yeux sur son corps.

Quelque chose n’allait pas du tout…

Au-dessous de ses côtes, il n’y avait presque plus rien. À part les restes sanguinolents de ses entrailles. Où étaient passées ses jambes ? Enfin, elles devaient bien être quelque part !

Ah oui, elle les voyait, à présent. Un peu devant elle, à l’endroit où elle était naguère debout.

Pas étonnant qu’elle ne puisse plus respirer… Mais un simple projectile d’air n’aurait pas dû pouvoir faire ça. Impossible… En tout cas, quand une sœur l’utilisait ainsi. C’était une sorte de miracle…

Créateur bien-aimé, pourquoi ne m’as-Tu pas aidée ? J’accomplissais Ton œuvre et Tu T’es détourné de moi…

Normalement, Margaret aurait dû avoir mal. Être coupée en deux devait être douloureux, non ? Mais elle ne souffrait pas le moins du monde.

Elle avait froid. Oui, très froid. Mais le morceau d’intestin qui était retombé sur son visage la réchauffait un peu. Elle trouvait ça bien agréable, comme sensation…

Ne souffrait-elle pas parce que le Créateur l’aidait ? Sûrement ! Dans Son infinie bonté, Il l’avait soulagée de sa douleur.

Merci, Créateur bien-aimé… J’ai fait de mon mieux, mais j’ai échoué. Quelqu’un d’autre devra combattre à ma place.

Elle vit approcher une paire de bottes. Celles de Jedidiah.

Son mari… Jedidiah le monstre !

— J’ai essayé de t’avertir, Margaret, et de te tenir loin de tout ça. Tu ne pourras pas dire que je n’ai rien tenté.

Margaret gisait les bras en croix. Dans sa main droite, elle sentit les contours de la petite fleur d’or. Même coupée en deux, elle ne l’avait pas lâchée. Elle l’aurait voulu à présent, mais ouvrir la main lui était impossible. Pourtant, elle aurait tout donné – même s’il ne lui restait rien – pour pouvoir bouger les doigts et ne pas mourir avec ce bijou dans la main.

Mais c’était perdu d’avance. Ses muscles ne réagissaient plus.

Créateur bien-aimé, j’aurai donc échoué en tout…

Puisque lâcher la fleur était impossible, Margaret fit la seule autre chose qui lui traversa l’esprit. Mobilisant ses dernières forces, elle projeta dans le bijou les ultimes lambeaux de son pouvoir. Si quelqu’un le trouvait et s’en apercevait, il se poserait peut-être les bonnes questions…

À présent, elle était fatiguée. Si fatiguée…

Elle tenta de baisser les paupières, mais elles aussi refusèrent de lui obéir. Comment un être pouvait-il mourir, s’il était impossible de lui fermer les yeux ?

Dans le ciel, beaucoup d’étoiles brillaient. De très jolies étoiles. Mais moins, quand même, que dans ses souvenirs. En fait, il n’y en avait presque pas. Jadis, sa mère lui avait dit combien d’astres brillaient au firmament. Mais elle ne se rappelait plus le nombre…

Pourquoi ne pas les compter ?

Une… deux…

La pierre des larmes - Tome 2
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